Orologio
Stéphane Sogsine
— Psstt, Petite... !
Marie continue d'avancer et regarde droit devant elle.
— Psstt !
Mais qui l'appelle ? Et d'où vient ce sifflement ?
Elle tourne la tête. Personne. Rien d'autre que cette petite pluie froide qui mouille sans bruit ses lunettes et la capuche de son anorak...
— Oh et puis je n'y vois rien avec cette capuche ! se dit-elle en la rabattant sur ses épaules.
Elle regarde autour d'elle. Toujours rien. La voûte du pont sous la voie ferrée suinte et sent l'humidité. Marie frissonne. Mais pourquoi donc a-t-elle pris ce chemin seule ?
Elle l'a emprunté une fois déjà, mais c'était avec son grand-père. Il fauchait les orties devant elle avec sa canne et elle lui avait dit que c'était comme un « chemin d'aventure ».
— Psstt !
Elle tourne à nouveau la tête. Vite ! Remettre sa capuche. S'y cacher. Ne plus voir.
L'homme est là, immobile, au sortir du pont. Un oiseau, perché sur son bras, hoche doucement la tête dans la bruine qui patine ses couleurs.
— Bonjour Monsieur, chuchote-t-elle timidement.
Parler la rassure, même si c'est à voix basse. C'est un peu comme si Maman était là et qu'elle ne l'avait pas laissée partir à l'école toute seule. Ou comme si grand-père... L'homme lui ressemble un peu avec cette barbe hirsute qui lui mange le visage. Il est chaussé de bottes et porte une vareuse, comme le marin sur la couverture d'un vieux livre de lecture que Maman a retrouvé un jour au grenier et qu'elle lui a donné.
— Bonjour Petite. Je m'appelle Orologio, et toi qui es-tu ?
Les lèvres de l'homme n'ont pas bougé, pas plus que sa barbe ni même le bout de son nez. Mais alors, qui a parlé ?
— Coucou petite. Tu ne m'as pas entendu ? Tu t'appelles comment ?
Le visage de l'homme est toujours aussi figé et Marie tourne alors le regard vers l'oiseau qui continue de hocher la tête.
— Je m'appelle Marie, lui dit-elle. C'est toi qui t'appelles Orologio ?
— Et qui veux-tu que ce soi ? coasse l'oiseau d'une voix pincée. Tu n'as quand même pas cru que c'était ce grand bonhomme sur qui je suis perché ? Tu sais ce que cela veut dire au moins Orologio ?
— Oui. Grand-père me l'a appris. Ça veut dire horloge en italien. C'est un drôle de nom pour un oiseau.
— Orologio, Orrrollodjio... Je suis l'oiseau du temps, petite Marie.
Marie n'a plus vraiment peur à présent, ni de l'homme-statue, ni de cet oiseau étrange. Mais elle veut encore raisonner. Après tout, elle a fêté il y a peu ses sept ans et Grand-père lui a dit que c'était l'âge de raison. L'oiseau n'est peut-être qu'une marionnette et l'homme, un ventriloque. Elle en a vu déjà à la télévision, un après-midi de pluie précisément.
Mais que ferait un ventriloque ici, sous ce pont ?
L'oiseau la regarde bizarrement et Marie a l'impression qu'il lui sourit. Pourtant, quand il est content, un oiseau ça chante et ça fait des trilles. Elle n'a jamais entendu dire qu'il pouvait aussi sourire... Ni parler d'ailleurs. Sauf les perroquets. Mais des perroquets, elle en a déjà vus et elle sait bien que cet oiseau-là n'en est pas un. Il en a les couleurs mais il ressemble plutôt à un hibou. Il devrait hululer au lieu de parler. Et voilà que Marie se met à rire, parce qu'elle se souvient de Grand-père qui souffle dans ses mains jointes pour imiter l'appel du hibou.
— Tu es une marionnette ? demande-t-elle ?
— Une marionnette ! Qu'est-ce que tu vas chercher là ? Je suis l'oiseau du temps, je te l'ai déjà dit, répond-il en s'étirant.
Est-ce parce qu'il a déployé ses ailes que Marie le trouve soudain plus grand et qu'il lui semble que l'homme rapetisse ? Il fond, comme un bonhomme de neige au soleil, ou plutôt il se dissout dans la bruine jusqu'à devenir une sorte de bonhomme de brouillard.
— Que se passe-t-il ? s'écrie-t-elle... Le monsieur devient transparent ! Mais... c'est Grand-père...
Elle vient juste de le reconnaître.
— N'aie pas peur, lui répond l'oiseau en venant se poser sur son épaule.
Marie s'étonne de le sentir si léger.
— Je reste avec toi tu sais, murmure-t-il à son oreille. Il me l'a demandé.
La pluie s'est arrêtée et, dans ce petit peu de brume qui flotte encore là où Grand-père a disparu, un éclat de soleil esquisse comme la chaleur d'un sourire.
— Grand-père... appelle-t-elle, Grand-père !
Mais il n'y a plus à présent qu'un silence lourd dans lequel elle étouffe et se débat avant d'ouvrir enfin les yeux.
Il fait nuit dans la chambre. Maman est là, à côté du lit. Elle tient une lampe à la main qui sculpte son visage où brillent quelques larmes.
— Maman, il est parti où Grand-père ?
— Chut, répond sa maman en effleurant son front de la main. Je te l'ai déjà dit ma chérie, il était très malade. Il est parti dans le ciel maintenant, au milieu des étoiles... et aussi dans la brume qui caresse les arbres des bois où tu aimais aller avec lui...
— Et il habite dans ton cœur et dans tes rêves, lui chuchote l'oiseau. Moi, je reste avec toi. Il me l'a demandé.
Marie sourit et se rendort en murmurant ce nom que sa maman ne distingue pas bien : « Orologio ».